IV

- Quel temps !

J'aplatis mon nez sur la vitre, la pluie voilait le parc, par moment des rafales la pressait en rideaux plus denses...

- Ma pauvre maman, cela me navre que tu repartes par un pareil temps.

Le silence retomba entre ma mère et moi, elle posa sa tasse de thé sur un meuble et regarda autour d'elle...

Une vingtaine de parents et de jeunes garçons goûtaient dansce grand salon aux boiseries Louis XIII ; ils échangeaient tous les mêmes propos : « Surtout donne-nous de tes nouvelles » - « N'avons-nous rien oublié » - « Tu nous a promis de bien travailler ».

Pour la première fois de ma vie j'allais être pensionnaire, oh ! une pension très douce. Système anglais, disait le prospectus... « Le nombre restreint de nos élèves nous permet de porter plus de soins à chacun d'eux... nous ne tenons pas tant à les instruire qu'à les élever et les aimer pour la vie, l'important comme le dit Montaigne, c'est une tête bien faite. Puis on vantait l'agrément de n'être que trois par chambre, la camaraderie « Nous n'avons pas voulu de pions, poursuivait la brochure, ce sont les plus âgés – les capitaines – qui surveillent les plus jeunes et acquièrent ainsi le sens de leur responsabilité. Encore une fois, l'École de la Douce France n'est pas un pensionnat, c'est une famille »...

Par moment le directeur, un petit homme courtaud et sanguin, emmenait un enfant. Lorsqu'il ouvrait la porte s'échappait une bouffée de cris et de rires couvrant un instant le bruissement interminable de la pluie.

 Qu'allait être ma vie ? J'avais beaucoup redouté cette année au collège. Maintenant j'avais hâte que finisse ce moment d'attente, tout valait mieux que cette demie angoisse, l'énervement latent qu'exagérait la pluie, maman me parlant, je ne l'écoutais pas, j'avais hâte qu'elle partît. Je me remémorais ce qu'à grand renfort d'épithète décrivaient les programmes de l''école, oh ! que maman parte, qu'elle parte...

- Ne crains-tu pas de manquer ton train.

- Mais non mon chéri, j'ai encore trois quart d'heures, je ne me soucie pas d'attendre à la gare dans les courants d'air, et puis je veux profiter de tes dernières minutes.

On ouvrit encore la porte : j'entendis un nom. Oh ! Clemond. Je rêvai sur le nom, qu'était ce Clemond. Un garçon blond aux yeux verts pâles, je le voyais, il était mon ami, nous nous promenions ensemble... Un plus grand l'attaquait me permettant de le défendre, avec quelle volupté j'échappais aux applaudissements de mes camarades. Mon enfance solitaire avait rêvé d'amitié comme d'un inaccessible paradis... L'espoir d'y atteindre embellit soudain mon collège... Vite commencer cette nouvelle vie. « Maman tu es sûre de n'être pas en retard... »

- Mais non, mon chéri, on dirait que tu as hâte de te séparer de moi.

Le directeur s'approcha de nous.

- Alors, Madame, c'est un grand garçon que vous me confiez. Quel âge avez-vous ?

- Quatorze ans, Monsieur le directeur.

- Quel est votre prénom ?

- Georges, Monsieur le directeur.

- Eh bien ! Georges, je sens que nous nous entendrons très bien, que nous serons de grands amis, il faudra tout me dire... C'est cela, tu me diras tout, c'est promis. Tu t'étonnes que je te tutoie, je tutoie tous mes élèves, je trouve cela plus paternel. Et il se tourna vers maman.

- Je comprends, Madame, que vous ayez le cœur gros de vous séparer de votre fils, mais vous savez ce qu'il trouvera ici, c'est vraiment une famille ». Il parlait comme son prospectus. « - Je ne crains pas de dire qu'à ce point de vue notre organisation est admirable... Les élèves vivent avec leurs professeurs comme de nombreux enfants autour de leur père et de leur mère, et en plus, nous conservons ce côté éducatif (il appuya sur le mot) de la vie de collège. Pour réussir auprès de ses camarades il faut avoir bon caractère, supporter de petites taquineries – bien innocentes d'ailleurs, nous y veillons – tout cela prépare des hommes – c'est notre grand souci – Je tiens personnellement à vous remercier de la confiance que vous voulez bien nous témoigner en nous donnant Georges et j'ai tout lieu de croire que l'un et l'autre nous n'aurons qu'à nous en louer – n'est-ce pas Georges...

J'exprimai un bredouillement.

- Alors Madame, je crois qu'il va pouvoir rejoindre ses nouveaux camarades, je vais avec lui pour le présenter moi-même à son maître de maison. Allons Georges, dis au revoir à ta mère...

J'embrassai ma mère. « Tu m'écriras, me dit-elle, d'ailleurs je reviendrai te voir jeudi. »

Le directeur m’entraîna. Une dernière fois je me retournai, je vis maman stupéfaite, le sourire à demi-figé, les yeux comme agrandis d'épouvante me semblant plus bleus encore...

Déjà la porte s'était refermée derrière moi.

- Alors - Damand – tachez de trouver votre maître de maison, il vous expliquera ce que vous devez faire...

«  Alors ! Levy-Lussigny tu as passé de bonnes vacances » - « Moi j'ai passé trois mois en Angleterre » « J'ai suivi toutes les classes» « Moi c'est bien mieux... » Ces propos se répondaient autour de moi, les élèves exagéraient leurs rires et leurs cris pour montrer aux nouveaux, - pauvres enfants – qu'ils étaient bien un groupe compact auquel eux n'appartenaient pas.

Leur dire que moi aussi j'avais eu des vacances, que j'étais comme eux. Pourquoi moi aussi n'irai-je pas raconter à ce garçon brun mes beaux matins. Les vacances... Les vacances... Un instant je revis la mer, les jours, mon oncle... Subitement elles se nimbaient d'une douceur que je ne leur  connaissais pas... qu'il faisait bon cet été, j'éprouvais pour la première fois un extraordinaire sentiment.

« Non mais regarde-moi le nouveau ». Un cercle m'entourait. « Il a l'air encore plus tarte que les autres » « Oh ! Le nouveau, le nouveau » « Comment t'appelles-tu le nouveau » « Quel Visu ! » « Le visu » « Le visu » « Pourquoi ta mère t'a-t-elle fait une jambe plus courte que l'autre » « T'es pas fini » « C'est l'inachevé ».

J'eus comme un vertige, autour de moi oscillaient mille figures. Les murs, les élèves s'estompèrent, se déformèrent, j'allais pleurer.

« Non mais regarde, voilà le nouveau qui pleure... »

« Je ne pleure pas ». Je sentis deux larmes couler sur ma joue. Il ne fallait pas qu'on me voit pleurer... ou fuir...

Une nouvelle arrivée me sauva. Mes persécuteurs entourèrent le jeune garçon qui venait d'entrer. Où trouver un recoin sombre ? Dans ma hâte je marchais sur un pied. « Imbécile ! » Une gifle me colla au mur. Quelle fureur monta en moi, je voulus le dénoncer, qu'on le punisse, ou le tuer ce grand qui venait de me brutaliser.

Ne dis rien, me confia un jeune garçon qui passait. C'est le capitaine, ne te mets pas mal avec lui, tu n'aurais que des embêtements...

C'était cela, ce capitaine, en qui je croyais trouver un grand frère... La phrase du prospectus me revint à l'esprit... « Plus de pions... La Douce-France est une famille ».

*

* *

Chaque année le 1er Octobre, je songe à ces petits que l'on enferme loin de leur mère, et qui doivent attendre la nuit pour pleurer... pour pleurer comme je pleurai ce soir là, l'oreiller sur la tête, étouffant mes sanglots. Maman, murmurai-je, maman...

Ne pas même pouvoir me dire que je souffre... Que son sourire était triste en me quittant, maman, maman, me répétai-je exagérant ma nostalgie, trouvant dans l'excès même de mon désespoir une sorte d'apaisement.